Vous avez dit « anthropomorphisme » ?
Mme Malakian insiste, dans sa tribune intitulée La mort du taureau de combat dans l’arène, sur sa « vision non anthropomorphique de l’animal et de sa psychologie ». Elle accuse les opposants à la corrida de « défendre une cause qu’ils ne comprennent pas, une nature dont ils ignorent tout », insistant « ces amoureux de « la nature », ne regardent pas la nature elle même, mais l’image qu’il veulent en voir ».
Sans doute beaucoup d’opposants à la corrida ont-ils une vision plus ou moins anthropomorphique du taureau. Mais l’homme ne peut échapper à une telle approche des animaux. Le philosophe Thomas Nagel a souligné notre impossibilité d’accéder au vécu des animaux dans son fameux article de 1974 : « What is it like to be a bat ? » (Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?). Nous pourrions le paraphraser : » What is it like to be a bull ? » (Quel effet cela fait-il d’être un taureau ?).
A leur manière, les aficionados sont aussi – voire plus – versés dans l’anthropomorphisme que les opposants à la corrida. Ainsi, Mme Malakian s’imagine-t-elle que sa longue tirade où elle décrit la corrida du point de vue du taureau est dénuée d’anthropomorphisme ? Nous laissons le lecteur juge. Tenons-nous en pour notre part à une remarque physiologique et une remarque éthologique.
Premièrement, les références répétées aux couleurs (« animal très coloré, dont les ailes roses et jaunes virevoltent », « prêtes à broyer du rose », « deux cornes pointues et oranges [les banderilles, sous la plume de l’auteure] ») sont peu pertinentes.
Le taureau est plutôt sensible à la luminosité et aux mouvements rapides qu’aux couleurs. Les cellules de la rétine sensibles à la couleur sont peu denses chez les bovins, ce qui donne à penser que leur perception des couleurs est approximative (par rapport à l’homme). Et les caractéristiques de ces cellules rendent peu probable que les taureaux discriminent comme nous le jaune, l’orange et le rose.
Deuxièmement, l’assimilation de la cape à un oiseau (« il sait qu’il a réussi, il l’a encorné ce volatile, il a senti son odeur, fait voler ses ailes ».) est encore moins pertinente. Il est douteux que les taureaux soient génétiquement enclins à agresser les volatiles. Et encore moins à les encorner.
Enfin, le comble de l’anthropomorphisme se retrouve dans cet inlassable argument des amateurs de corrida : « Pour le taureau, cette mort-là aura plus de sens que celle d’un taureau exécuté dans un abattoir ». Le sens de la mort pour un taureau… Mme Malakian aurait pu faire dialoguiste pour les Monty Python.
Le « destin » du taureau de combat
Mme Malakian nous sert l’invariable argument du mundillo ; le destin inéluctable du taureau est de combattre dans l’arène : « Il est né pour combattre. Ses cornes pointues le prouvent, ses muscles saillants le prouvent. Son ardeur au combat fait partie de son existence. Il ne peut en être autrement » ou encore « Le taureau de combat, lui, est la nature à l’état brute [sic]. Il est programmé pour vivre, se reproduire, combattre, et mourir. C’est sa nature à lui, et sa vie y est conforme. »
Premièrement, comme chez beaucoup d’autres ruminants, les cornes, les muscles, et les comportements d’affrontement ont chez le taureau les fonctions banales de dominance envers les congénères, de compétition envers les espèces concurrentes, et de défense envers les prédateurs. Si on suit la logique de Mme Malakian, la plupart des animaux étant confrontés à ces questions vitales, ils sont nés pour combattre. Que doit-on en conclure ?…
Deuxièmement, alors même que l’auteure clame que « la nature originale n’existe plus », elle semble méconnaître que la race « taureau de combat » a été méthodiquement façonnée par l’homme de façon à sélectionner les individus les plus réactifs.
Arène ou abattoir ?
Notre consoeur use aussi d’un des sophismes préférés des amateurs de corrida : le faux dilemme entre la mort dans l’arène et l’abattage industriel : « la morale se satisfait davantage du coté aseptisé de la mort des animaux dans ces temples de la consommation alimentaire », ou « comment dénoncer l’existence des corridas, et accepter celle des abattoirs ? »
Premièrement, quasiment tous les opposants à la corrida sont également opposés à l’élevage et l’abattage industriels, qu’ils soient « welfaristes » (partisans d’un élevage et d’un abattage sans stress ni souffrance) ou « abolitionnistes » (partisans d’un renoncement à la viande).
Deuxièmement, Mme Malakian se plante une banderille dans le pied en écrivant plus loin « la mort des quelques centaines de taureaux courageux, choisis pour affronter les toréadors, assure la survie de milliers d’autres ». Car quel est le destin de ces milliers d’autres taureaux ? Les abattoirs industriels.
La corrida, combat écologique ?
Notre consoeur reprend un des arguments pseudo-écologiques des amateurs de corrida : « Pour que les taureaux de combat vivent, il faut tuer des taureaux de combat dans les arènes. Ainsi va la logique du monde. »
Premièrement, le maintien de la diversité des races domestiques peut être une problématique légitime, mais en ce cas les questions à se poser sont : pourquoi, et comment ? Préserver une race au motif que son charcutage codifié en public génère un profit pour les éleveurs est pour le moins discutable.
Deuxièment, Mme Malakian confond la logique éthique (l’animal en tant qu’individu sensible) et la logique écologique (l’animal en tant qu’espèce ou sous-espèce). Lorsqu’elle assène : « Finalement, les plus grands assassins d’animaux ne seraient-ils pas ceux qui veulent empêcher qu’on les tue ? », elle oublie que le terme « assassin » désigne des individus tuant d’autres individus.
La « nature » de l’homme
Reconnaissons une originalité à notre consoeur : alors que l’appel à la « culture » est devenu l’un des mantras incontournables des aficionados, elle justifie la corrida en faisant appel à la « nature » : « La sauvagerie est animale, le combat côtoie partout la vie animale », « l’homme, en tant qu‘animal, n’échappe pas aux lois qui régissent ce règne », « si l’on désire voir l’animal par sa nature, il faut également accepter de regarder l’homme sous ce coté-là ».
Cependant, cette légitimation de la violence de la corrida par la nature animale de l’homme est non seulement un de ses arguments les plus fallacieux, mais également le plus nocif.
Premièrement, il est fallacieux car l’homme est la seule espèce qui fait souffrir un autre animal sans autre but que le plaisir. Dans les autres espèces animales, même les rarissimes cas de violences ludiques, comme le chat domestique jouant avec la souris ou l’orque jouant avec le phoque, sont liés à des comportements de prédation.
Deuxièmement, il est nocif, car justifier certains comportements de l’homme par la nature de celui-ci et/ou l’ancienneté de ceux-là peut conduire à justifier les pires comportements humains.
Par exemple, l’argument « l’homme a toujours été un prédateur, et il l’est toujours » peut conduire à justifier les viols et autres abus sexuels par : « L’homme (au sens masculin) a toujours été un prédateur sexuel, et il l’est toujours ». Ou l’argument : « Le combat de l’homme contre l’animal est vieux comme l’humanité » peut conduire à justifier les guerres et autres violences interhumaines par : « Le combat de l’homme contre l’homme est vieux comme l’humanité ».
Dans cet esprit, la référence, schéma à l’appui, au « cerveau reptilien » de l’homme, prête juste à sourire. Ce concept s’inscrit dans la fameuse « théorie des trois cerveaux » élaborée par le neurobiologiste Paul MacLean dans les années 60. Sans doute Mme Malakian se réfère-t-elle à l’article de Michel Onfray Le cerveau reptilien de l’aficionado (octobre 2012). Mais, autant cette référence était métaphorique sous la plume du philosophe, autant sa reprise au pied de la lettre par une professionnelle censée avoir un minimum de connaissances en matière de biologie est consternante.
En effet, la théorie de MacLean (d’ailleurs plus complexe que ce qu’on en présente) est de nos jours parfaitement dépassée tant sur le plan évolutionniste que sur le plan neurophysiologique. Ce qui n’enlève rien aux exceptionnels talents de Paul MacLean : la science poursuit simplement son chemin (un peu trop vite semble-t-il pour notre consoeur).
La violence, capital à dépenser ?
Une des plus belles perles du majestueux collier que nous a confectionné Mme Malakian tient en cette phrase : « Empêchez [l’homme] d’exprimer son animalité de prédateur, et vous en ferez un psychopathe qui s’en prendra à ses congénères à la place. » En effet, la relation entre la violence envers les animaux et la violence envers les humains a fait l’objet de dizaines d’études (on dénombrait en 2010 près de 80 études publiées dans des revues scientifiques). Et la totalité de ces études font état non pas d’une corrélation négative entre ces deux formes de violences, mais au cont raire d’une corrélation positive : les violences envers les animaux et les violences envers les humains sont liées.
En d’autres termes, la violence de l’homme ne constitue pas un capital qu’il peut choisir de dépenser dans un domaine plutôt qu’un autre. C’est une dynamique dont les différentes expressions, loin de s’épuiser, se potentialisent et s’entretiennent.
Contradiction, quand tu nous tiens
Dans son introduction, Mme Malakian annonce sa passion pour l’animal et revendique « une vision pragmatique de sa place dans notre société ». Notre consoeur est de fait familière des contradictions. Elle enchaîne d’ailleurs : « Ce qui ne m’a pas empêché garder un grand amour et un grand respect pour la cause animale dont je reste une fervente et sincère défenseur ».
Chacun jugera la compatibilité de cette déclaration avec sa passion pour la corrida. Non seulement notre consoeur vétérinaire décrit ainsi l’estocade (dans les cas où celle-ci réussit) : « Au fond de ses entrailles, l’éclair est venu se planter, le mal est rentré dans sa chair, et la déchiquète de l’intérieur. Son cœur qui bat la chamade vient s’y déchirer à chaque battement, à chaque mouvement ». Mais en plus, elle reconnaît que le taureau continue à agoniser après le soi-disant coup de grâce : « Pendant que lentement l’esprit vaillant quitte ce monde, on découpe une oreille de cette carcasse ».
En conclusion
Sophie Malakian-Verneuil a bien entendu parfaitement le droit d’exprimer son point de vue. Mais le Collectif des vétérinaires pour l’abolition de la corrida (Covac, qui compte 1 900 membres à ce jour), tient à en souligner le caractère contestable en termes scientifiques, éthiques, et dialectiques.