Chaque année, quelques taureaux de corrida échappent à la mise à mort dans l’arène.  Ce qui est présenté comme une issue heureuse s’effectue par le biais d’une pratique souvent mise en avant par les aficionados pour tenter de faire croire aux naïfs que le combat tauromachique laisse toutes ses chances à l’animal : la grâce,  ou « indulto » pour reprendre le vocabulaire hispanisant propre à la corrida (vocabulaire dont l’aficion français use et abuse, avec le double effet de faire passer la torture de bovins pour un « art » d’une technicité opaque et réservée aux seuls initiés, et également de créer une distanciation évidente d’avec la brutale réalité en faisant tout pour ne jamais appeler un chat un chat, ou en l’occurrence un veau un veau, une victime une victime…).

Comme beaucoup d’éléments de la tauromachie cet « indulto » est l’aboutissement d’un rituel codifié chargé de parer la barbarie des arènes d’un vernis de justice. Cette grâce est accordée à la demande de la majorité du public, avec l’accord du matador et après que la présidence de la corrida ait accédée à cette demande « populaire » en agitant un mouchoir orange. Il ne s’agît pas d’épargner la vie d’un animal en tentant de rendre la corrida moins cruelle, mais de saluer ainsi l’aboutissement de la dénaturation d’un bovin qui se serait fait remarquer par son comportement particulièrement combatif dans l’arène !

La corrida entretient depuis longtemps (et en fait repose sur) le mythe du taureau « fauve », avide de lutte et de sang ; un adversaire né pour mettre en danger la vie humaine que de courageux toreros osent affronter dans l’arène. Pour donner un peu de substance à cette vision fantasmée, la filière tauromachique mise d’abord sur le travail des éleveurs. Depuis de nombreuses générations les élevages ont la tâche première de transformer un herbivore domestique en combattant. Critères physiologiques, comportement : le monde de la corrida sait se montrer exigeant et l’animal envoyé au supplice dans les arènes doit être le plus proche possible du monstre magico-phénoménal destiné à offrir une crédibilité à ses tortionnaires. Le taureau présenté dans l’arène n’est en rien le représentant intouché d’une lignée protégée de la main de l’homme, au contraire il est le produit de la volonté de l’homme et de l’élevage.

Et malgré tous les efforts de la tauromachie pour transformer ces bovins en « machines de guerre » on est toujours loin du compte : seuls environ 10 % des taureaux de ces élevages finissent dans les arènes (les autres sont destinés prioritairement au marché de la viande, ainsi que nous le confirme – entre autres – le site de l’ONCT, Observatoire National des Cultures Taurines), et parmi ces 10 % beaucoup ne se conduisent pas avec tout l’enthousiasme combattif attendu. Nombreux sont les taureaux dont la priorité dans l’arène n’est pas de se confronter à quelques hommes armés, mais surtout et bien évidemment d’éviter les coups et la mort, cherchant la sortie ou refusant tout combat ! Ils sont désignés comme « manso » (en opposition au taureau « bravo », quintessence de la combativité, les « mansos » étant avant tout préoccupés par l’instinct de survie. A ce titre, tous les taureaux pourraient probablement être considérés objectivement comme « mansos », au même titre que la très grande majorité des êtres vivants… Le fait est que le public tauromachique et les chroniqueurs se plaignent de plus en plus du manque de combativité des “lots” (comprenez par “lot” les 6 taureaux d’une corrida). Cela peut aller jusqu’à 4/6 qui ne donnent pas satisfaction ! Il semble que beaucoup de taureaux refusent le combat.

Car le taureau de corrida est bel et bien une espèce domestique, dont les éleveurs veillent à contraindre la nature placide afin d’instrumentaliser son instinct défensif. Un réflexe de défense qui peut le pousser à charger ce qu’il perçoit comme une menace, d’autant plus si comme dans l’arène on veille à force de coups, de cris et de blessures à ne plus lui laisser que la charge comme option, toute porte de sortie lui étant fermée ! Depuis des générations, les individus trop pacifiques sont éliminés de cette filière et envoyés sans tarder à l’abattoir, leurs éleveurs cherchant avant tout à mettre en avant les éléments les plus agressifs. Dans un environnement bien plus amical et mieux adapté à son calme, ce ruminant offre une image bien éloignée des caricatures des affiches de « fiesta brava ». Ainsi le splendide Fadjen, taureau non castré de 4 ans et 700 kilos, qui plus jeune a même pu être placé au contact d’enfants dans la cour d’une école ! Il ne s’agit pas d’un cas extrême mais bel et bien d’un taureau représentatif de son espèce, pareil à ses frères massacrés dans les arènes.

Produit de la sélection des éleveurs, et avec l’aide appuyées de toréros excitant, blessant et provoquant l’animal afin de stimuler ses réflexes de défense, certains taureaux apparaissent aux yeux du public comme plus combatifs que d’autres, choisissant de ne plus éviter les coups mais cherchant à mettre leurs agresseurs hors d’état de nuire. Ce qu’un public abreuvé de mythologie taurine interprète alors comme une marque de bravoure et de volonté guerrière. Allors vient parfois le temps de l'”indulto”…

L’homme qui s’est octroyé le droit de faire supplicier un animal innocent, affirme ainsi plus encore sa volonté de domination en jugeant que tel ou tel mérite la mort, et qu’exceptionnellement que tel autre qui l’aura mieux distrait mérite d’échapper (provisoirement) à l’estocade finale !

Il va sans dire que compte tenu des blessures infligées lors des étapes précédentes de ce sinistre spectacle, tous les taureaux graciés ne regagnent pas paisiblement leur pâturage, loin de là Les vétérinaires des arènes (et oui, ça existe des vétérinaires qui aident à maintenir actes de cruauté et sévices sur des animaux : il y a des renégats partout. Il y a heureusement aussi de nombreux vétérinaires anticorrida) ils ont du travail pour tenter de soigner et faire survivre les quelques rares taureaux dont la grâce sauve surtout la bonne conscience du public. Un cas significatif est celui de Gironcillo, ce pauvre taureau « indulté » par le matador Julien Lescaret et qui mourra quelques heures plus tard de ses blessures.

Les taureaux graciés survivants et valides seront ensuite ramenés vers leur élevage où en théorie ils pourront faire office de reproducteurs (appelé « semental »), leurs éleveurs ayant l’espoir que le comportement de ce bovin dans l’arène et ses coups de cornes à destination de la cape du torero se transmettent à la génération future par voie d’insémination. Un taureau « indulté » vient renforcer l’image d’un élevage, autant que celle du matador concerné par cette grâce qui restera un fait important dans sa carrière. Il s’agît aussi un outil d’image et de publicité pour la filière de la torture.

L’indulto est d’une grande hypocrisie. Mais une hypocrisie qui démontre à ceux qui savent ne pas céder aux mensonges et manipulations que le taureau est loin d’être le fauve sanguinaire dont la mise à mort dans l’arène constituerait la consécration. Pour un taureau gracié parce qu’il a répondu à toutes les attentes du public, combien (l’immense majorité en fait) de taureaux sacrifiés ? En admettant la grâce pour celui dont la « bravoure » est à la hauteur du fantasme, le mundillo confirme involontairement que la majorité de ces animaux NE CORRESPOND PAS à l’image mise en avant par la corrida et ses promotteurs !